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« Dès les premières sociétés humaines, la division des rôles était claire. Les hommes partaient à la chasse, les femmes restaient dans la grotte », rappelle Chris Paulis, docteur en anthropologie, de l’Université de Liège. C’est là, dans la sphère privée, qu’elles prenaient soin des malades, des enfants, des vieillards et, naturellement, des morts.
Préparer les corps, les laver, les habiller, veiller sur les défunts… autant de gestes devenus féminins par défaut, puis par tradition.
Dans toutes les civilisations anciennes, de l’Égypte à la Grèce en passant par Rome, ces gestes ont perduré. Mais ce travail de soin, pourtant fondamental, n’a jamais été considéré comme un métier à part entière. « Ce n’était pas du travail, mais une extension du rôle de mère ou de femme. Une fonction sacrée mais considérée comme ‘naturelle’. Personne ne parlait alors de travail », note Chris Paulis. Le soin aux morts relevait du devoir, pas spécialement de la compétence.
Les pleureuses : voix publiques d’un deuil intime
Parmi ces figures féminines associées à la mort, les pleureuses occupaient, elles, une place centrale. « Elles racontaient l’histoire du défunt, récitaient des litanies, connectaient la communauté au deuil », explique l’anthropologue.
Ces femmes, souvent engagées et rémunérées, participaient pleinement au rite funéraire, en donnant une voix aux émotions de toute une communauté.
Ce rôle, bien qu’important, a disparu dans nos sociétés occidentales à partir du XXe siècle. Mais il perdure ailleurs. « En Afrique, notamment en RDC, les pleureuses existent encore. Elles chantent, accompagnent les morts avec ferveur. Là-bas, cette tradition est toujours vivante. »
Quand les hommes prennent la main
Le basculement s’opère après la Seconde Guerre mondiale, avec la professionnalisation croissante du secteur funéraire. « On assiste alors à une prise en main des institutions par les hommes, dans un cadre de plus en plus médicalisé et industrialisé », analyse Chris Paulis.
Le funérarium remplace la maison. Les rites s’externalisent. Le privé devient public ; le féminin, masculin.
Et avec ces changements, les tâches jusqu’alors féminines sont réassignées : maquiller un corps devient une compétence professionnelle, et non plus un prolongement du soin maternel. Laver un mort ? Une étape technique.
« Quand les hommes ont pris ce domaine en main, on a commencé à parler de métier » constate notre experte. Et dès lors réservés, dans un premier temps du moins, aux hommes.
Une lente réappropriation
Car depuis une vingtaine d’années, les femmes réinvestissent les métiers du funéraire, lentement mais sûrement.
On les retrouve désormais thanatopractrices, dirigeantes de pompes funèbres, maîtres de cérémonie… « Leur retour marque un tournant. Elles reprennent en main la gestion des corps - avec un regard différent, souvent plus attentif à la personnalisation des rituels », analyse Chris Paulis.
Ce mouvement ne se fait pas sans heurts, mais il trace une nouvelle voie. Une voie où les femmes ne sont plus seulement présentes dans les coulisses du deuil, mais aussi à sa mise en scène. Une voie où elles ne sont plus assignées à l’émotion, mais reconnues pour leur savoir-faire. Et peu à peu, ce qui relevait du don devient une fonction. Ce qui était un devoir d’amour devient un métier.
Sensibilité féminine : une construction sociale
Ce rôle « d’accompagnante douce et empathique » face à la mort est-il inné ? Certainement pas, balaye Chris Paulis. « C’est un stéréotype réducteur. Les femmes sont aujourd’hui aussi professionnelles que les hommes, mais cette image de douceur est le fruit d’une construction sociale séculaire. »
D’ailleurs, pendant longtemps, on a estimé qu’elles étaient « trop fragiles » pour côtoyer ou même voir la mort, « trop sensibles » pour accompagner la fin de vie.
Or, dans les faits, elles étaient simplement tenues à distance - même lorsqu’il s’agissait de leur propre enfant, rappelle l’anthropologue. « On disait à l’époque qu’il fallait les tenir éloignées du corps de leur bébé mort pour leur propre bien, qu’elles étaient hystériques… Aujourd’hui, on voit de plus en plus de mères qui revendiquent le droit de voir leur enfant décédé, de le tenir dans les bras. C’est une forme de réappropriation. »
Caroline Beauvois