Longtemps minoritaire, la crémation s’impose aujourd’hui en Belgique. Un basculement qui révèle bien plus qu’une simple tendance : il reflète une nouvelle façon d’envisager la mort. Et le digital contribue également à cette révolution. Le point avec Olivier Servais, historien et anthropologue à l’UCLouvain.
Caroline Beauvois
Autrefois marginale, la crémation a aujourd’hui pris une place de choix dans les pratiques funéraires en Belgique. En 2023, plus de deux tiers (68%) des défunts ont été incinérés, une tendance qui ne cesse de croître depuis le tournant des années 2000, observe Olivier Servais, historien et anthropologue à l’UCLouvain.
Alors, non la crémation ne date pas d’hier, comme en témoignent les civilisations anciennes. « Nos ancêtres pratiquaient déjà la crémation avant la romanisation. » Aujourd’hui, aussi, la crémation est largement pratiquée dans des sociétés hindouistes et bouddhistes, notamment en Inde, indique le professeur. Mais en Belgique, celle-ci n’a même pas 100 ans, puisqu’elle n’est légale que depuis 1932.
Alternative à l’inhumation
« Ce n’est que récemment, qu’elle s’est imposée comme une alternative à l’inhumation, dominante dans les sociétés judéo-chrétiennes. » L’Église catholique, longtemps farouchement opposée à la crémation, l’a finalement tolérée en 1963 sous l’impulsion du Concile Vatican II. Cela marque un tournant dans l’histoire. « Le Vatican a levé son interdiction en pleine période d’ouverture au monde moderne », précise Olivier Servais.
Ce geste symbolique a contribué à ouvrir la porte à une pratique qui semblait auparavant réservée à des cultures lointaines.
Une pratique aux multiples motivations
Mais pourquoi la crémation s’est-elle soudain imposée en Belgique ? Les raisons sont nombreuses et reflètent l’évolution de la société, estime l’anthropologue.
« La question écologique revient régulièrement », commence-t-il. En effet, de plus en plus de familles cherchent à éviter l’encombrement des cimetières en optant pour une solution perçue comme plus respectueuse de l’environnement. « Avec la crémation, on ne prend plus autant de place dans les cimetières saturés des villes. » Un argument qui fait écho à des besoins très concrets, notamment dans les zones urbaines où l’espace est compté, note-t-il.
Outre l’aspect écologique, on observe également une forme de libération psychologique. « De nombreuses personnes voient dans la crémation une manière de s’affranchir de l’entretien d’une tombe », observe Olivier Servais.
Plus besoin de revenir régulièrement au cimetière pour nettoyer et fleurir une pierre, une urne peut être conservée chez soi ou les cendres dispersées dans un lieu symbolique.
Même si, légalement, cette pratique reste encadrée. « La dispersion des cendres est très réglementée, mais les témoignages montrent qu’elle se pratique tout de même dans des lieux naturels. »
La peur de la décomposition
La peur de la décomposition joue également un rôle non négligeable pour beaucoup. « Certaines personnes sont terrifiées par l’idée de la putréfaction, soulève notre spécialiste. L’idée de voir leur corps rongé par des vers, et se putréfier, leur est tout à fait insupportable. » La crémation a un côté de pureté, qui permet d’éviter de passer par les étapes visibles de la dégradation du corps. « C’est une façon de purifier par le feu, et d’éviter ce processus lent et angoissant pour beaucoup. »
Une nouvelle relation aux morts
Avec l’avènement de la crémation, c’est aussi une nouvelle manière de gérer la mémoire des défunts qui s’est dessinée au fil des dernières années, d’autant plus en cette période de l’année. « Historiquement, la Toussaint était un moment important où l’on nettoyait et fleurissait les tombes. Aujourd’hui, la crémation transforme cette relation aux morts. »
Le lien avec les défunts se fait aujourd’hui moins autour d’une tombe physique et plus à travers des rituels plus personnels, parfois plus discrets.
Les cérémonies autour de la crémation, quant à elles, sont moins traditionnelles et codifiées. « On voit de plus en plus de célébrations axées sur la vie du défunt et ses valeurs, plutôt que sur des rites religieux classiques. » Ces cérémonies, souvent laïques, mettent davantage l’accent sur l’individu, en offrant un espace pour l’expression personnelle, la créativité et même l’humour des convives, bien loin des cérémonies funéraires traditionnelles.
Aujourd’hui, la norme
« Les référents culturels changent », observe Olivier Servais. La crémation, autrefois perçue comme une rupture, est aujourd’hui devenue une option acceptable pour beaucoup, notamment dans une société urbaine et individualiste.
« La crémation est désormais la norme pour une majorité de la population belge. » Et la tendance ne semble pas prête de s’inverser. Même si certaines communautés religieuses, notamment musulmanes, continueront, quant à elle, à privilégier l’inhumation. « C’est un aspect fondamental de leur foi. Pour ces communautés, la crémation est strictement interdite. »
La crémation, loin de gommer la mémoire des défunts, la réinvente, notamment à travers la digitalisation (voir cadrée), dans un monde en pleine mutation. Au-delà de la question du corps, c’est bien celle du souvenir qui se pose. Les pratiques funéraires évoluent au rythme des changements culturels et urbains de notre époque. Jamais figées, mais toujours en mouvement.
Les réseaux sociaux, nouveaux lieux de mémoire
En parallèle de cette évolution, un autre phénomène apparaît : la digitalisation de la mémoire des défunts.
Parallèlement au développement de la crémation et aux rites funéraires plus personnalisés, la mémoire des défunts connaît, elle aussi, une transformation, cette fois numérique. « On a vu se déployer toute une série de mémoriaux ou de sites mémoriels en ligne. Comme si Internet suppléait l’absence matérielle du corps ou de la trace du défunt », souligne le professeur Olivier Servais.
Facebook, Instagram ou encore des sites spécialisés deviennent des lieux virtuels où l’on célèbre la vie des défunts et le souvenir des êtres chers.
« C’est un nouveau rituel qui se substitue à l’entretien d’une tombe. Désormais, on garde actif le profil Facebook d’un proche décédé, ou on partage des souvenirs sur Instagram », précise-t-il.
Les réseaux sociaux, habituellement utilisés pour partager des moments de vie, deviennent ainsi des espaces de mémoire collective où amis et familles se réunissent pour honorer les disparus. À la place d’une visite silencieuse au cimetière, les hommages se font par des publications, des photos, des vidéos, dans un espace virtuel accessible à tout moment.
Ce transfert de la mémoire vers le digital permet aux proches de maintenir un lien constant avec les disparus, de manière plus immédiate et accessible qu’une visite annuelle au cimetière. « C’est comme si le web prenait le relais de l’absence matérielle. »
Cette transformation modifie également la façon dont le deuil est vécu : on n’est plus seul face à la perte. On peut échanger, témoigner et lire les messages de soutien. Le deuil s’exprime en communauté, dans ce nouvel espace digital, ouvert à tous, qu’ils soient géographiquement proches ou éloignés – même si cette pratique pose aussi de nombreuses questions, dont sur la pérennité de ces mémoriaux numériques.
Le 24 octobre 2024, retrouvez cet article et bien d'autres encore dans nos éditions de L'Avenir et sur necrologies.lavenir.net.