Elle travaille loin des regards, dans le silence des funérariums. Jessica Pereira est thanatopractrice : elle lave, prépare, maquille les défunts pour leur redonner un visage et leur rendre leur dignité. Un métier physique, exigeant, profondément humain. Rencontre avec une professionnelle passionnée qui a choisi d’embrasser la mort sans détour.
« Tu veux faire quoi plus tard ? » - « Travailler avec les morts. » La phrase claque, dérange, intrigue. Elle l’a souvent répétée, depuis l’adolescence. Et à chaque fois, les mêmes réactions : des silences, des sourcils levés, des amis qui s’éloignent… « J’ai perdu pas mal d’amis. Certains pensaient que je n’étais pas très juste dans la tête… Mes parents me regardaient bizarrement quand je leur en parlais. La mort reste un sujet tabou. » Pourtant, rien de morbide chez Jessica Pereira. Pour elle, cette vocation traduit, au contraire, un rejet de la souffrance et l’envie d’aider.
« Je voulais être utile, mais sans être en contact permanent de la douleur. La médecine, ce n’était donc pas pour moi. » La thanatopraxie, oui.
Une vocation réveillée sur le tard. « J’avais mis cette envie dans une petite boîte et j’ai poursuivi ma vie. » Jessica devient horloger-bijoutier. Et puis… l’envie de changement. « À l’approche de mes 30 ans, je me suis dit que si je ne le faisais pas maintenant, je ne le ferais jamais. J’en ai donc discuté avec mon compagnon – à qui je n’avais jamais osé en parlé – et il m’a directement soutenue à 100 % » Elle veut s’inscrire à une formation en Belgique, mais le cours a déjà commencé. Qu’à cela ne tienne : elle fait ses valises et part au Portugal, pour commencer cette formation dans sa langue maternelle. « Je suis d’origine brésilienne. J’ai commencé ma formation là-bas, puis j’ai enchaîné avec deux ans à l’IFAPME ici, en Belgique. » Quatre ans d’apprentissage au total. Deux diplômes. Et un désir qui se concrétise. Jessica passe la barre des 30 ans en pleine reconversion.
Aujourd’hui, elle travaille avec Alain Koninckx, de Belgique Thanatopraxie. « C’est lui qui m’a tendu la main. Il a reçu un coup de fil pendant mon stage en France. Son ami qui me formait lui a dit : ‘Si tu devais l’engager, fais-le les yeux fermés.’ » Et ça n’a pas traîné. Quelques semaines plus tard, Alain lui propose de rejoindre l’équipe. « Pour moi, c’était inespéré. J’avais juste mes diplômes, pas d’expérience sur le terrain. Il m’a offert ma place. C’est quelqu’un de très humain. »
L’art discret de la préparation
« On travaille dans l’ombre », explique Jessica. La famille ne la voit pas. Elle prépare les corps pour la présentation, et permet à ceux qui restent de dire au revoir sans effroi.
Thanatoprice. Derrière ce terme technique se cache un véritable savoir-faire, souvent laissé dans l’ombre par peur d’heurter les cœurs sensibles. Une vraie maîtrise de l’anatomie, de la chimie, des fluides… L’intervention commence par un lavage minutieux du défunt, une désinfection, puis une injection de produits de conservation. « On nettoie le corps, on lave les cheveux, comme s’il sortait de la douche. Puis on remplace le sang par un fluide à base de formol pour retarder la putréfaction du corps et le conserver en vue des funérailles. »
Vient ensuite l’habillage avec les vêtements fournis par la famille, les bijoux, parfois une peluche ou une couverture, mais aussi le maquillage… « Notre objectif, c’est de redonner une image digne au défunt. »
Mais toutes les interventions ne se valent pas. Les cas d’accidents, d’autopsies ou de pathologies lourdes exigent davantage de travail. « Il y a par exemple les cas de reconstruction faciale, où il faut redonner une identité à une personne abîmée, pour que la famille puisse la reconnaître. »
Le moment le plus dur : croiser les vivants
Jessica ne voit que rarement les proches. « La plupart du temps, on ne rencontre pas la famille. Mais parfois, en cas d’accident, on a besoin de détails pour reconstituer une apparence. Là, on entre en contact. » Un moment toujours sensible. « Moi, je dois vraiment me retenir pour ne pas pleurer. C’est ce qui me touche le plus : voir la douleur des proches, leur souffrance. »
Et puis, il y a aussi ces moments bouleversants. « Pendant mon stage en France, j’ai dû préparer une petite fille de huit ans, morte d’un cancer. Je l’ai mise en valeur avec toute la douceur possible. Elle était si mignonne, si paisible… » Contre toute attente, la famille demande à la rencontrer. « Ils sont venus me chercher, m’ont prise dans les bras et m’ont remerciée. Ils pleuraient. J’ai pleuré avec eux. Ce moment m’a marquée, énormément. »
La rigueur dans le mouvement
Son quotidien n’a rien d’une routine. « On peut commencer à Bruxelles, finir à Arlon. On fait des centaines de kilomètres. On ne sait jamais vraiment où on sera dans deux heures. Il faut être très organisé pour faire ce métier. » Son coffre de voiture déborde de matériels, afin d’avoir toujours tout sous la main.
Il faut s’adapter en permanence. Les urgences, les demandes de dernière minute, les particularités de chaque défunt. Certaines journées sont denses. Aujourd’hui maman, elle a ralenti peu le rythme pour voir plus souvent son petit garçon, dit-elle. Et reste que c’est un métier physique, exigeant, qui abîme. « C’est un travail physique et psychologique, il faut vraiment savoir faire la part des choses. Ce n’est pas un métier pour tout le monde. »
« Un autre regard, un autre ressenti »
Dans l’équipe d’Alain Koninckx, Jessica est la seule femme. « On est cinq : quatre garçons et moi. » Un environnement masculin, oui, mais jamais hostile, dit-elle. « J’ai toujours posé mes limites. Il faut être carrée. Moi, je me suis toujours fait respecter. » Et elle n’est pas la seule femme dans le secteur. « Aujourd’hui, dans les classes, il y a plus de femmes que d’hommes. Et c’est très bien, je trouve qu’on a une autre sensibilité. » Un regard féminin qui fait la différence, selon elle. « On n’a pas toujours de photo du défunt. Nous, on peut deviner, avoir ce petit instinct pour coiffer ou maquiller au plus juste. Les hommes sont souvent plus techniques. Je pense que nous, on est généralement plus dans le ressenti. »
Et demain ? Jessica ne compte pas s’arrêter là. « Je veux continuer à apprendre. Me perfectionner. On apprend tous les jours. » Le métier évolue, mais l’essentiel reste le même : être présente, efficace, et humaine, jusqu’au bout. « Ce n’est pas un métier de la mort. C’est un métier de l’apaisement. » C’est offrir un dernier regard d’amour au défunt.
Caroline Beauvois